LE CORBILLARD DE VIERZON
Afin de morceler le territoire français dont ils occupaient la majeure partie depuis juillet 1940, les Allemands inventèrent cette fameuse ligne de démarcation, nouvelle frontière que l’on ne pouvait franchir qu’avec les plus extrêmes difficultés. Mais le Français est ingénieux, débrouillard, et des passeurs s’installèrent un peu partout afin de déjouer la surveillance des occupants. L’un d’eux fut le chanoine Louis Farcet.
Le corbillard de Vierzon
Aux termes des conditions de l’armistice qui fut signé le 22 juin 1940 dans la clairière de Rethondes entre le gouvernement du maréchal Pétain et les représentants du 111e Reich nazi, la France fut divisée en une zone occupée et une zone libre, séparées par une frontière artificielle dénommée ligne de démarcation. Pourtant d’Arnéguy, sur la frontière pyrénéenne, la ligne remontait vers le nord jusqu’en dessous de Tours pour s’infléchir ensuite vers l’est, ou elle rejoignait la frontière suisse au lac Léman.
LES PASSEURS
Pour aller de zone occupée en zone libre, on inversement, il fallait disposer d’un ausweis, ou laissez-passer, chichement délivré par les autorités d’occupation après enquête. Juifs fuyant la Gestapo d’aussi loin que de la Hollande, prisonnier de guerre évadés, aviateurs alliés abattus, agents secrets des services alliés, avaient de bonnes raisons de ne pas attirer sur eux l’attention de l’ennemi. Il leur fallait donc franchir clandestinement la ligne en ayant recours à des Français et à des Françaises de bonne volonté qu’on appela des passeurs, reprenant ainsi le terme qui leur fut déjà appliqué pendant la Première Guerre mondiale dans le Nord de la France et en Belgique, territoires alors occupés par les armées du Kaiser Guillaume II, et qui vient du fond des âges, remontant aux temps lointains ou les ponts étaient rares, ce qui obligeait à avoir recours au possesseur d’un barque pour passer d’une rive à l’autre d’un cours d’eau. Les authentiques passeurs, qui payèrent souvent leur dévouement au prix de leur liberté, et parfois même de leur vie, ne permettent pas, et ils ont raison que ce titre soit accordé aux individus qui, mettant à profit les circonstances, faisaient payer leurs services à un taux souvent exorbitant : il n’était pas rare, dès l’année 1941, c’est-à-dire à une époque ou un bon salaire moyen était de l’ordre de 2 000 francs par mois, de s’entendre réclamer 5 000 francs par personnes pour le franchissement clandestin de a ligne. Encore fallait-il s’estimer heureux si l’on n’était pas dépouillé d’un bagage ayant excité la convoitise de ces exploiteurs de la misère des temps, ou abandonné par eux à la merci des patrouilles allemandes.
Carte d’interné résistant de M. le Chanoine Louis Farcet.
A Vierzon, ville située sur la rive droite du Cer, la frontière artificielle imposée à la France était représentée par cette rivière, le poste frontière allemand étant installé sur la rive gauche, au bout du pont qui aboutit à l’agglomération de Bourganeuf. La ligne scindait en deux tronçons la paroisse qui dépendait de l’église Notre-Dame, dont le curé était M. le Chanoine Pinson.
Cette paroisse, m’a dit M. le Chanoine Louis Farcet, qui en était vicaire rassemblait quelque 16 000 âmes, les 4 500 habitants de Bourganeuf étaient dépourvus d’église, et même de chapelle. Par contre Bourganeuf possédait un très beau cimetière.
Huit jours à peine après le début de l’occupation, un décès y survint. Répugnant à porter directement en terre le défunt, qui eût été ainsi privé des prières des honneurs de l’Église, la famille demanda à la Feldkommandantur de Vierzon que le convoi funèbre fût autorisé à franchir la ligne de démarcation afin que les obsèques fussent célébrées à Notre-Dame, après quoi le mort reviendrait en zone libre pour être enterré à Bourganeuf. En ce temps- là, grisés par leurs retentissantes victoires, les Allemands effectuaient de se montrer bons princes, servant ainsi leur politique de collaboration et l’autorisation demandée fut accordée avec empressement.
Monseigneur Pinson
D’autres bourgneuviens vinrent à mourir, et le même problème se posa de nouvelles, quinze ou vingt fois peut-être. La Feldkommandantur continua de permettre le franchissement de la ligne dans les deux sens, et cela se sus, des gens qui résidaient en zone libre, et qui sollicitaient vainement l’octroi d’un ausweis pour se rendre n zone occupée, se faufilèrent parmi les parents du défunt, affichant une mine de circonstance qui leur permit de voir se lever devant eux la barrière du poste-frontière allemand; on leur présenta même les armes. Il en alla de même pour ceux qui, résidant en zone libre sans tambour ni trompette, Je doit dire que ceux-là étaient plus nombreux, ce qui faisait qu’il y avait beaucoup plus de monde au retour qu’à l’aller pour accompagner le corbillard au cimetière de Bourganeuf. Pendant environ trois mois, tout alla bien. Je suppose que les factionnaires du poste-frontière se disaient qu’il s’agissait d’amis vierzonnais de la famille du mort, disposant d’un ausweis frontalier en bonne et de la forme qui leur permettait de séjourner quelque peu en zone libre, au voisinage de la ligne.
Les prisonniers de guerre évadés des camps d’Allemagne qui s’étaient trouvés profité du convoi funèbre de Bourganeuf en informèrent leurs camarades demeurés derrière les barbelés par le truchement de leurs familles en usant d’un code de correspondance dont ils étaient convenus avant leur fuite. Le truc du corbillard de Vierzon fut bientôt connu, non pas seulement dans les camps, mais aussi partout en France, et jusqu’en Hollande. Ne parlons pas de Vierzon et du département du Cher, ou l’on se repassait le tuyau de bouche à oreille! Les prisonniers évadés affluèrent bientôt à Vierzon, et je suppose que ceux qui les avaient précédés leur conseillaient de se présenter au curé car notre sonnette fonctionna de plus en plus souvent. L’on vit se présenter des inconnus à la mine timide, et même angoissée, vêtus de bric et de broc, de façon mi-militaire, mi-civile. Le plus souvent c’était moi qui leur ouvrais la porte, et c’est ainsi que, presque à mon corps défendant, je fus amené à devenir passeur. Refuser de recevoir ces pauvres hères eût été les condamner à tomber quasi inévitablement entre les mains des policiers allemands qui rôdaient autour de la Feldkommandantur, toute proche du presbytère.
Le plus souvent, celui qui avait sonné me disait : je suis un prisonnier évadé. Pouvez-vous me faire passer la ligne de démarcation? Quelques fois, ce qui confirmait que mon visiteur était bien informé, il se présentait en disant : Je suis un prisonnier avéré, n’allez-vous pas faire ces jours-ci un enterrement à Bourganeuf? La première chose à faire était de se procurer des vêtements convenables au postulant. Pour cela, nous disposions
D’un petit stock qui nous venait du Secours National : cet organisme nous connaissait bien car M. le Chanoine Pinson avait été le premier à créer un centre d’accueil pour les Alsaciens, évacués de leur province dès le début du conflit, puis pour les soldats belges qui furent les premiers à arriver en déroute à Vierzon. Notre garde-robe était donc assez bien montée, mais l’habillement n’était pas tout : il était assez difficile de camoufler convenu- bêlement dans les cortèges funèbres de pauvres diables qui, n’avaient pas une mine d’enterrement. Le complet veston de fortune qu’ils portaient avait un air passablement avachi et, ce qui était pire, le regard de l’évadé conservait une expression apeurée bien faite pour attirer les soupçons des factionnaires de la post-frontière. Enfin, même en y mettant de la bonne volonté, les habitants de Bougneuf ne passaient de vie à trépas qu’au rythme de quatre ou cinq décès par mois. Ce qui faisait qu’entre-temps nous avions les évadés sur les bras, et c’est ainsi que je fus amené à utiliser les services d’un passeur expérimenté, admirable garçon qui s’appelait Raymond Toupet et qui trouva la mort au cours d’un de ses passages.
TANT VA LA CRUCHE À L’EAU
A la cure, nous faisions qu’un seul cœur et une même âme avec M. Chanoine Pinson, qui approuvait pleinement mon activité clandestine, mais ne cessait de me dire : Abbé, allez-y mais soyez prudent! Cette recommandation n’était pas superflue, car je n’observais guère les règles de la sagesse.
En dépit de leur aveuglement, les Allemands finirent par avoir la puce à l’oreille. Peut-être y furent-ils aidés par une dénonciation. Car à Vierzon comme partout ailleurs se trouvèrent de mauvais Français, empressés à nuire à leurs compatriotes en se mettant au service de l’occupant. M. le Chanoine Pinson, fut convoquer à la Feldkommandantur, ou il s’entendit exposer des faits qualifié de regrettables par les Allemands, faits qui s’étaient produits à l’occasion d’enterrement au cimetière de Bourganeuf, précédés d’une cérémonie religieuse à l’église de Notre-Dame de Vierzon. Notre curé simula si bien la surprise qu’il n’y eut pas de sanction, mais il reçu la consigne, pour éviter le retour de pareils abus, d’inscrire désormais sur une liste les noms et prénoms des parents ou amis du mort et de présenter cette liste au bureau des ausweis, enfin que le lieutenant de service apposât sa signature accompagnée du cachet à croix gammée avant qu’elle fût remise aux douaniers du poste frontière, qui pourraient ainsi contrôler le passage des participants au convoi funèbre.
Notre curé se conforma exactement à cette injonction. Nous prîmes soigneusement en note les noms et prénoms des parents du défunt, après lesquels j’inscrivais ceux d’amis supposés, dont le nombre variait selon les besoins du moment. Le lieutenant de service signait imperturbablement la liste, qu’il tamponnait solennellement, et le tour était joué. Jamais, je ne le crois, décès ne suscitèrent autant d’intérêt et de sympathie que ceux qui survenaient à Bourganeuf. Pour un peu, nous les aurions accélérés.
Ah la mine réjouie de ceux qui faisaient fonctionner la sonnette de la cure quand je leur disais : vous me demandez si nous avons ces jours-ci un enterrement à Bourganeuf? Mais oui, vous tombez à pic, il y en a justement un demain ! Aussitôt un sourire radieux effaça l’angoisse qui se peignait sur le visage du visiteur. Je m’étais toujours élevé contre le vieux dicton qui veut que le malheur des uns fasse le bonheur des autres, mais j’ai compris que cela peu se faire sans porter préjudice à personne.
Soyez demain à 10 heures à l’église Notre-Dame, disais-je à l’évadé. Vous assisterez à la messe en compagnie de la famille du défunt. Vous pouvez bien prier un peu pour lui, puisque c’est grâce à lui que vous allez recouvrer la liberté ! L’évadé me montrait son pauvre bagage : Mais je ne peux pas aller à l’église et suivre le corbillard avec ça !
Donnez le moi. Nous ferons le nécessaire. Surtout, prenez un air affligé !
Ah soupirait l’évadé, Comme c’est dommage ! Mon pauvre ami, je ne peu tout de même pas tuer un de nos paroissiens pour vous êtes agréable !
Je comprends bien, mais quand même.
Écoutez, patientez un peu, on va vous aider.
Ça sera long ?
Mais non, mais non, j’ai un mort en chantier.
Qu’on me pardonne cette expression, qui pourrait paraître sacrilège. Elle ne faisait aucun mal à notre paroissien dont la fin était proche, mais ragaillardissait mon visiteur. Ayant bravé mille périls et enduré mille fatigues tout au long de l’âpre chemin qui l’avait amené à Vierzon, il tremblait d’être repris alors qu’il n’était plus séparé de la liberté que par la largeur du Cher.
Nous avions affaire non seulement è des prisonniers de guerre, mais aussi à des fugitifs traqués par la Gestapo, comme ce fut le cas pour le Chanoine Guérin, aumônier national de la Jeunesse ouvrière chrétienne. Avec lui, ce fut tout simple : Le Chanoine Pinson lui confia le soin de conduire le corbillard au cimetière de Bourganeuf, et son exemple fut suivi par d, autres personnalités religieuses qui franchirent ainsi la frontière de la liberté : notre bedeau, le bon Martineau, rapportait sur son bras le surplis et l’étole, et ne s’entendit jamais demander la moindre explication par les Allemands du poste frontalière. Combien de lettre aussi, dissimulées sous le drap mortuaire ou la soutane du célébrant, parvinrent de la sorte à leurs destinataires de l’une ou l’autre zone. Dieu seul le sait !
LA CHAPELLE DU BOURGANEUF
N’avez-vous jamais songé monsieur le Chanoine, qu’un provocateur à la solde de l’ennemi pouvait se glisser parmi les inconnus qui sonnaient à la porte de la cure de Vierzon ?
Pas toute suite, car nous agissions en pleine confiance. Mais je suis devenu plus circonspect à la suite d’une aventure qui survint au début du mois de novembre 1940. Quelques jours plus tôt, j’avais remis à une certaine dame un ausweis sur lequel j’avais gommé le nom du titulaire pour le remplacer par le sien. Malheureusement, l’ausweis en question était périmé, et cette dame a déclaré qu’elle le tenait de moi. Une demi-heure plus tard, un sous-officier se présentait au presbytère, j’ai entendu un lieutenant allemand me faire la morale : Comment vous qui êtes prêtre, avez-vous pu commettre un acte aussi répréhensible ?
Monsieur ai-je répondu, je ne puis en tant que Français admettre l’existence de la ligne de démarcation, que je considère comme injuste.
Cette riposte n’a pas plus, et une fouille sévère a été pratiquée dans ma chambre, sans aucun résultat. Mais j’ai eu à choisir entre une amende de 3 000 francs ou 30 jours de prison. La somme a été payée par M Chevalier, directeur de la Société française de la machin agricole. Glorieux combattant de la Première Guerre mondiale, président départemental des Gueules Cassée. Ayant eu un fils tué au front dès l’automne 1940. Ce Français exemplaire a été assassiné dans son lit en 1944 par de prétendus résistants qui lui reprochait d’être constamment demeuré fidèle au maréchal Pétain. J’associe dans le même respect à son nom celui du Docteur Duval, qui prodiguait ses soins aux évadés malades ou blessés que recueillaient les Sœurs blanche de l’immaculée Conception jusqu’au moment ou, il était possible de les faire passer en zone libre. Le docteur Duval arrêté en 1941 et condamné à perpétuelle est mort du typhus à la forteresse de Düsseldorf en 1940 quelques mois avant la victoire.
Au mois de décembre 1940, une goutte d’eau fit déborder le vase, un factionnaire du poste frontière eut temps de peine à écorcher les noms portés sur la liste en faisant l’appel que le convoi funèbre resta en panne sur le pont pendant une bonne demi-heure. Désespéré de s’entendre constamment répéter présent ! L’Allemand se mit en devoir de compter les noms figurant sur la feuille qu’il tenait entre les mains et fini par se convaincre que 48 personnes étaient autorisées à rentrer en zone libre, Le nombre étant divisible par quatre, il eut l’idée géniale d’ordonner à ceux qui suivaient le corbillard de se mettre en rangs de quatre, qu’il compta, recompta, expédiant douze rangs en zone libre, et faisant refluer le surplus sur Vierzon. Dans ce surplus figuraient malheureusement des parents du mort qui, ignorant tout de notre petit commerce, protestèrent bruyamment. Perdant la tête, le factionnaire leur livra le passage mais l’incident fit du bruit et notre curé fut une nouvelle fois convoqué à la Feldkommandantur, ou il s’entendit déclarer : Maintenant, c’est fini !les enterrements de Bourgneut, Verboten !
Depuis longtemps, M. le Chanoine Pinson rêvait de créer à Bourganeuf un lieu de culte et un centre de vie religieuse. Saisissant l’occasion, il répondit : Monsieur le commandant, il n’y a qu’un moyen de rendre acceptable votre décision, c’est que Bourganeuf ait sa chapelle. M’autorisez-vous à faire démonter un baraquement métallique de l’armée française qui se trouve à Vierzon-Forges ? Il a abrité des blessés, mais se trouve aujourd’hui en souffrance.
Cher monsieur le Chanoine, fis-je remarquer à mon interlocuteur, j’ai lu que Sain-Augustin, alors évêque d’Hippone et s’adressant à ses paroissiens en des temps fort troublés, leur déclara : Il est très vrai que Dieu permet qu’il y ait des méchants, mais on se tromperait singulièrement si l’on pensait qu’il ne sait pas quoi en faire : La chapelle de Bourganeuf est une nouvelle illustration de la vérité de cette parole.
N.B. Victime d’un provocateur qui s’était présenté à lui comme un officier de l’Armée de l’Air Française désireux de rejoindre sa base, le Chanoine Louis Farcet tomba dans le piège qui lui était tendu par la Gestapo et subit à Bourges une dure détention. Accusé non seulement de passages clandestins, mais aussi d’espionnage et de la constitution de dépôt d’armes, il risquait la peine de mort. Il ne fut que condamné qu’à un an de prison.
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